• Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
    Des divans profonds comme des tombeaux,
    Et d'étranges fleurs sur des étagères,
    Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.

    Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
    Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
    Qui réfléchiront leurs doubles lumières
    Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.

    Un soir fait de rose et de bleu mystique,
    Nous échangerons un éclair unique,
    Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;

    Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
    Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
    Les miroirs ternis et les flammes mortes.

     

    Tristan et Iseult (La mort; 1896), Rogelio de Egusquiza

     

     

     

     

     

     

     

    Tristan et Iseult (La mort), Rogelio de Egusquiza, 1896


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  • Si par une nuit lourde et sombre
    Un bon chrétien, par charité,
    Derrière quelque vieux décombre
    Enterre votre corps vanté,

    À l'heure où les chastes étoiles
    Ferment leurs yeux appesantis,
    L'araignée y fera ses toiles,
    Et la vipère ses petits;

    Vous entendrez toute l'année
    Sur votre tête condamnée
    Les cris lamentables des loups

    Et des sorcières faméliques,
    Les ébats des vieillards lubriques
    Et les complots des noirs filous.

     

    Gustave Courbet – The Ark of Grace

     

    Un enterrement à Ornans, Gustave Courbet, 1850


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  • Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature
    Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants
    Elle a la nonchalance et la désinvolture
    D'une coquette maigre aux airs extravagants.

    Vit-on jamais au bal une taille plus mince?
    Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
    S'écroule abondamment sur un pied sec que pince
    Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

    La ruche qui se joue au bord des clavicules,
    Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
    Défend pudiquement des lazzi ridicules
    Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.

    Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres,
    Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
    Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
    Ô charme d'un néant follement attifé.

    Aucuns t'appelleront une caricature,
    Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
    L'élégance sans nom de l'humaine armature.
    Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!

    Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
    La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,
    Eperonnant encor ta vivante carcasse,
    Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?

    Au chant des violons, aux flammes des bougies,
    Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
    Et viens-tu demander au torrent des orgies
    De rafraîchir l'enfer allumé dans ton coeur?

    Inépuisable puits de sottise et de fautes!
    De l'antique douleur éternel alambic!
    À travers le treillis recourbé de tes côtes
    Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.

    Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
    Ne trouve pas un prix digne de ses efforts
    Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie?
    Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts!

    Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,
    Exhale le vertige, et les danseurs prudents
    Ne contempleront pas sans d'amères nausées
    Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

    Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
    Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?
    Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette?
    Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.

    Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
    Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:
    «Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge
    Vous sentez tous la mort! Ô squelettes musqués,

    Antinoüs flétris, dandys à face glabre,
    Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
    Le branle universel de la danse macabre
    Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!

    Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
    Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
    Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange
    Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.

    En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
    En tes contorsions, risible Humanité
    Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
    Mêle son ironie à ton insanité!»

     

    Jean Béraud, Une soirée (1878) - Auror' Art and Soul

    Une Soirée, Jean Béraud, 1878


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  • Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
    Ce beau matin d’été si doux :
    Au détour d’un sentier une charogne infâme
    Sur un lit semé de cailloux,

    Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
    Brûlante et suant les poisons,
    Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
    Son ventre plein d’exhalaisons.

    Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
    Comme afin de la cuire à point,
    Et de rendre au centuple à la grande Nature
    Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

    Et le ciel regardait la carcasse superbe
    Comme une fleur s’épanouir.
    La puanteur était si forte, que sur l’herbe
    Vous crûtes vous évanouir.

    Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
    D’où sortaient de noirs bataillons
    De larves, qui coulaient comme un épais liquide
    Le long de ces vivants haillons.

    Tout cela descendait, montait comme une vague,
    Ou s’élançait en pétillant ;
    On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
    Vivait en se multipliant.

    Et ce monde rendait une étrange musique,
    Comme l’eau courante et le vent,
    Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
    Agite et tourne dans son van.

    Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
    Une ébauche lente à venir,
    Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
    Seulement par le souvenir.

    Derrière les rochers une chienne inquiète
    Nous regardait d’un œil fâché,
    Épiant le moment de reprendre au squelette
    Le morceau qu’elle avait lâché.

    — Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
    À cette horrible infection,
    Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
    Vous, mon ange et ma passion !

    Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
    Après les derniers sacrements,
    Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
    Moisir parmi les ossements.

    Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
    Qui vous mangera de baisers,
    Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
    De mes amours décomposés !

     

    une charogne commentaire

    Une Charogne, Jean François de Boever, 1924


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